… ou plutôt à cause de lui; enquête sur des matières premières à haut prix
Le chevrautin bondit, disparait dans les touffes de hautes herbes et de bambous à fines lames. A la fin de la saison des pluies, à plus de 2000 m., au nord de l’Inde, tout est vert. Le terrain dégringole en pente raide sous les arbres, chênes et cèdres de l’Himalaya. L’animal vit captif, dans une clairière de 1000 m2, cernée d’un grillage élevé car franchir 3 m en hauteur ne lui pose aucune difficulté. Un bruit dans le feuillage, de nouveau le voici, qui file aussitôt, en montant cette fois, s’arrête tout en haut, se retourne, nous toise. Jolie tête de cerf, oreilles dressées frémissantes … il se lèche les babines, impossible de voir ses longues canines courbes, mais je sais que c’est un mâle, nommé Suraz («soleil»), arrivé le 21.12.1996, jour de solstice d’hiver. Il semble droit sorti d’une miniature moghole. Sous le pelage gris, l’herbe dissimule le ventre à fourrure dorée et la poche de musc, pour laquelle l’espèce est tant persécutée.
D’autres animaux produisent du musc, matière grasse, odorante, fixatrice des parfums, dotée dit-on de vertus aphrodisiaques. Il est un rat musqué, un bœuf musqué et même un crocodile. Hélas pour lui, le chevrautin dit «porte-musc», mâle, de dix huit mois, secrète dans une poche, en avant de son sexe, la substance la plus réputée. On le tue pour la prendre, depuis toujours. La mosquée de Zobeïde, à Tabriz, en Iran, fut maçonnée dit la légende d’un mortier contenant 35 kg de musc. Elle aurait senti des années. C’est à peine pensable. A raison de 25 g. de musc par mâle, il en aurait fallu 1400, nombre à multiplier par cinq à cause des femelles et jeunes pris par erreur, ce qu’on ne pouvait éviter.
Nocturne et solitaire le chevrautin se cache le jour mais sort se recharger matin et soir à la lumière – c’est alors qu’on le piège, sachant où il doit passer, dans quel endroit précis, pour capter les ultimes ou premiers rayons de soleil, sur le sol escarpé. Le chasseur ne peut pas prévoir le sexe de sa proie. Et c’est le soir aussi, que sommes venus, privilège extraordinaire, grâce aux écologistes indiens, tenter de voir Suraz derrière le grillage. Hop, il a disparu. Dans la parcelle voisine, une femelle fuit, suivie de son faon âgé d’un jour, qui détale déjà. Cinq minutes de visite, il est temps de partir. L’animal est par trop sensible. Ceux de cette réserve, propriété de l’état de l’Utar Pradesh, ne doivent pas être approchés. Un jour ils seront libérés.
Il va falloir attendre. Les lâcher maintenant, ce serait les assassiner. Dans les montagnes d’Asie, la population de porte-musc décline à toute allure; elle aurait, en dix ans, diminué de moitié. Les années 80-90 ont été effroyables. Selon l’association Traffic, qui surveille le commerce d’espèces en danger, les pays d’origine du chevrautin ont exporté 800 kg de musc de 1978 à 1996, ce qui implique la mort de 160 000 animaux. Sans compter le marché noir. Par exemple, Honk Kong, où l’espèce ne vit pas, déclare, sur la période, avoir importé 80 kg de musc et exporté 600 kg. Aussi bizarre, l’Allemagne en aurait exporté 40 kg, le double de ses importations. Seule explication : les mafias. Au bout de la chaîne, à Paris ou Tokyo, le musc vaut 350 000 F le kilo – six fois le prix de l’or.
La capture du porte-musc reste libre en Afghanistan, au Pakistan, au Kazakhstan, au Kyrgystan. Elle est en principe réglementée en Chine (donc au Tibet) comme en Russie; mais l’avenir du chevrautin de Sibérie parait compromis. Nombre de pays en interdisent la chasse : Birmanie, Bhoutan, Corée du Nord, Inde, Mongolie, Népal et Viet Nam. En Inde, en tout cas, elle continue. Mon guide Pramod K. m’en apporte la preuve. Tandis que je montais vers un haut lieu de pèlerinage, il s’est acoquiné avec un vendeur à l’auberge du coin. Il me montre, discret, deux belles griffes de tigre : «il m’a proposé six peaux de tigre, et trois poches de musc». Il a l’air tout content.
Pramod consacre un peu de sa vie à jouer les agents secrets en faveur de la faune. Le trafiquant explique-t-il est un de ces musulmans qui collectent le lait de buffle dans la vallée. Pramod parle leur langue, connaît leurs mœurs, comme celles de divers peuples, il a étudié la philosophie criminelle. Son travail facilite les contacts : négociant en objet d’arts, expert en pierreries, bois et métaux précieux. Le musc qu’il a goûté était de premier choix. Ils ont discuté le prix plus d’une heure durant. Rendez vous dans quinze jours, avec la marchandise. Pris en flagrant délit, l’homme explique Pramod passera deux ans en prison, oubliera ce marchand dont il ignore le nom : l’Inde compte un milliard d’habitants.
Quel prix ont ils convenu ? La réponse fuse, toute prête : «nous ne divulguons pas de montant financier.» Pour Pramod et ses amis de la Wildlife Protection Society of India qui conseille la police au plus haut niveau, les journalistes poussent au crime en indiquant les sommes en jeu. En 1993, on a trouvé le richissime Indien Chaman Gupta, alias « the kng of musk » battu à mort à Honk Kong devant son coffre ouvert; on lui avait dérobé 6,5 millions de dollars de musc. Je doute que la nouvelle ait incité plutôt que refroidi, mais il faut s’incliner. Le guide poursuit : « Ici, au sources du Ganges, les animaux n’ont rien à craindre des hindous qui les vénèrent. Le chevrautin est l’animal de Kali. 85% du trafic est le fait de musulmans. La sanction, au Népal, 25 ans de prison, les dissuade d’y opérer; de l’Inde, on peut s’envoler pour le monde entier». Mettons, mais les chasseurs? «85 % musulmans. Ce sont leurs forgerons qui fabriquent les pièges à mâchoire.»
Tout ça pour du parfum… En France j’ai humé du musc. Ça sent le bouc et pourtant presque bon : l’odeur du diable. Mon chef de rubrique à Géo y perçoit, lui, un fumet de café noir et de fleurs. La parfumerie française, très attachée aux produits naturels, a importé 10 kg de musc de 1978 à 1996. Mais elle le boude désormais. Aux dires de la presse spécialisée, il arrivait qu’il fût adultéré avec de l’urine de braconnier, que c’était cher payer. Odeur très forte donc : la biochimie retrouve des molécules analogues dans le musc et sous les aisselles humaines. Chez le chevrautin, c’est un message qui embaume l’urine l’hiver et teinte la neige en rose, sans qu’on sache s’il s’adresse aux femelles, ou aux autres mâles du secteur. L’extrême orient se persuade que c’est aux femelles, considère le musc irrésistible pour tout le sexe féminin. On en boit à la paille, au comptoir des drugstores dans les quartiers chauds de Tokyo. La chasse au chevrautin alimente surtout la pharmacie chinoise, vorace en produits animaux pour les problèmes d’impuissance, que l’Inde traite par les plantes selon ses textes anciens. L’ambrette, un hibiscus grimpant, rare, du bord de l’eau, dont le parfum lui vaut le nom sanskrit de kasturi lata (la liane musc), se montrerait plus efficace dans la pratique, que la matière animale, selon le docteur Divakar Sharma, issu d’une lignée de vingt médecins formés à Bénares. De son côté, la Chine a créé des élevages intensifs de chevrautins, dans l’espoir de cureter le musc des mâles tous les ans, et les garder vivants avant de s’apercevoir que, dans ces conditions, ils n’en secrétaient plus.
En parfumerie le musc tient un emploi précis : lier les dizaines de composants des parfums, prolongeant leur durée. Une des molécules du musc que la chimie imite, la muscone, s’évapore plus lentement que les autres arômes industriels. A très faible concentration, elle devient moins offensive, de même que l’indol du jasmin, très proche du scatol humain, en grande quantité sent l’excrément, alors que la fleur de jasmin enchante. Tout serait donc question de dose… Un fixatif comme le musc entre dans les notes de fond, durables, retenant la désagrégation, inéluctable, de l’accord de senteurs. Il en est d’autres, et de plus chers. L’iris toscan atteint 500 000 F/ kg. pour des rhizomes séchés cinq ans et très longs à pousser. Onéreux certes, car la demande excède l’offre, mais cultivés, ce qui permet de garder intactes les formules à succès.
Or dans le monde étrange des parfums, où l’on dépense des sommes folles sans lendemain, en publicité, en lancement, en emballage, pour aboutir à des fiascos, les réussites durent en revanche, très longtemps. Les beaux parfums que le public adopte se vendent cinquante ans. Shalimar fut créé en 1925, Arpège en 1927, Miss Dior en 1947. Chanel n° 5, sorti 1921, a rapporté 1 milliard de dollars, selon un expert américain; le cas fait fantasmer la profession de l’autre côté de l’Atlantique. Difficile de toucher à ce chef d’œuvre entré au Musée d’Art Moderne de New York. Pourtant, en 1997, Chanel y a remplacé le musc par un «substitut de qualité». Indétectable, pense Christian Rémy, des laboratoires Monique Rémy, de Grasse, fournisseur en matières naturelles, qui perdait ainsi un marché. «Il s’agissait au plus, de quelques pour mille dans la composition.»
La synthèse en parfumerie date du siècle avant dernier, le XIXème. Son premier succès historique s’appelait vanilline (ou méthoxy-3 hydroxy-4 benzaldehyde). Cette molécule semble-t-il facile à fabriquer, représente 90% des gaz s’élevant d’une gousse de vanille bien sombre, convenablement fermentée. Le monde entier produit de la vanilline à 90 F le kg. Cependant les gourmets reconnaissent la saveur plus ronde de la vanille authentique, à 20 000 F le kg, jusque dans le chocolat noir très fort. Alors, pour un parfum… par exemple Sublime, dont la vanille pose la note de fond chaude, pas du tout sucrée, on cultive la fleur, ravissante orchidée. On la pollinise à la main, sur les plantations, à Madagascar, faute d’insecte local adapté; tandis que, paradoxe, la vanille sauvage, se trouve en voie d’extinction dans son aire d’origine, au Mexique : le Yucatàn. Et de même, l’ambrette, liane musc, disparue sur le bord du Ganges, se sème et se récolte au Venezuela pour la parfumerie. Où l’on voit que cette industrie, ou cet artisanat, qui a pu menacer certaines espèces, pourrait si elle s’organisait, contribuer à en sauver.
«Ne citez pas mon nom, je ne connais rien aux parfums» dit l’homme de marketing, bien mis, à la voix douce. Nous sommes à Neuilly, chez Chanel, dans des bureaux très calmes. La foudre y est tombé, le 2 juillet 97, avec un titre du Monde : « Robin renifle un bois précieux dans le n° 5 de Chanel». L’association Robin des bois révélait que la maison employait un arbre en voie d’extinction, le pao rosa, ou bois de rose odorant (ne pas confondre avec celui des ébénistes) dans le fameux parfum. L’alerte a été chaude. La maison ignorait de quel végétal provenait l’essence de bois de rose. Elle se contentait de l’acheter en Amazonie, comme tout un chacun depuis quatre vingt ans, la surexploitation ayant éliminé l’arbre en Guyane autour de 1900.
A l’instigation de Chanel, la Fédération des Industries la Parfumerie a écrit au ministère de l’Environnement. La profession souhaite le classement du bois de rose à l’annexe II de la Convention de Washington, qui sera proposé à la prochaine réunion de pays signataires. En clair, si le Brésil veut bien, le commerce de cette essence sera réglementé. Et l’on verra que l’accusé n° 1, n’est pas le plus coupable, l’homme bien mis en est certain : ça ne changera rien pour Chanel, qui emploie huit arbres par an, sur une production estimée de 130 000 tonnes. «Le reste part Dieu sait où, probablement aux Etats Unis…» A terme, la maison envisage de planter des pao rosa et les confier à des agronomes brésiliens. Quant à Robin des bois, on lui serait presque reconnaissant : « On a eu de la chance, on est tombé sur des gens raisonnables.» L’association, pas moins polie, se répand en compliments sur le parfumeur dans Paris.
La mutation s’achève. Le dernier carré de résistants le sait. La parfumerie française vivait sur un nuage rose. Mais depuis le rachat de Guerlain par Dior (LVMH) en 1996, Chanel et Patou restent les seules maisons de parfumerie indépendantes de la chimie industrielle ou d’un holding financier. Aujourd’hui des artistes comme Catherine Willis parfument leurs installations, mais les grands couturiers, de longue date, ne composent plus de parfums. Ils achètent une formule toute faite auprès des bureaux spécialisés des grosses firmes d’arômes alimentaires : IFF (International Fragrance and Flavor), Firmenich ou Givaudan-Roure. New York détient la place forte de la création.
Le principe est le suivant. Le client propose un concept, par exemple le pavot bleu, menacé, de l’Himalaya, qui ne sent rien, qu’importe, on lui cherche une odeur. Seule compte la charge poétique, propre à inspirer les parfumeurs qui se trouvent en concurrence autour du même projet. Ils travaillent comme des fous car la firme qui possède le bureau d’études gagnant fournira la fabrication. De ce fait, la chimie envahit les flacons. La proportion moyenne de matière synthétique dépasse 60 %. Il arrive, bien sûr, qu’un client exige des matières premières de luxe. Mais ça reste très rare et le prix de revient des parfums, surtout américains, n’est jamais tombé aussi bas. Pas les prix de détail toutefois car problème sempiternel, le lancement demeure hasardeux.
Certes la qualité des matières ne garantit pas que le parfum soit bon. Composer avec bonheur requiert un sens des proportions, une personnalité, une vaste culture des odeurs. Et la synthèse apporte de nouveaux univers, comme les aldéhydes gras qui ont permis le n°5. Elle imite aussi ce que l’on ne saurait pas extraire, comme ces grands favoris : lilas, muguet et chèvrefeuille, qui refusent de céder leur âme, par enfleurage (contact avec une matière grasse) ou par distillation; du moins, elle tente d’imiter, car le chèvrefeuille vivant change d’odeur la nuit. La chimie enfin remplace le musc, que les jeunes parfumeurs n’apprennent plus à travailler et c’est tant mieux.Mais rien ne garantit non plus que l’industrie opère sans déchet, sans rejet, même autorisé, dans l’eau ou l’atmosphère, toxique pour la faune ou la flore, peut être plus destructeur à la longue que la chasse au chevrautin.
Chanel et Patou cependant, s’obstinent à garder leurs enchantements secrets, créer leurs propres parfums. On y tient que la rose, que le jasmin, que le patchouli vrais, n’ont tien à voir, mais rien, avec leurs imitations. Plus encore, pour Chanel, la façon que l’on a, à Grasse, d’aérer les pétales frais cueillis, qui n’autorise pas l’ombre d’une moisissure, confère à la rose de mai un parfum de vérité éblouissant. A prix prohibitif, par rapport aux roses de Turquie, mais il faut ce qu’il faut pour les habituées ( des expériences ont montré qu’elles ont le nez plus fin que ces messieurs). De même, le succès de Joy fait de Patou le seul acheteur de fleur d’orangers, ou essence de Néroli, de la Côte d’Azur à 150 000 F le kg. Dans son laboratoire près de Paris, Jean Kerléo, le parfumeur de la maison, blouse blanche, cravate discrète, prend sur un meuble blond un grand flacon d’aluminium, ôte le bouchon de liège : «Voici la véritable eau de fleurs d’oranger.» Sept ans plus tard on se souvient que c’était délicieux.
Il semble que la planète des parfums ait rétréci, ou que ses limites se perçoivent. L’industrie se concentre. Surgissent des problèmes éthiques, écologiques. Le musc et la civette, du nom d’un pauvre chat élevé en Ethiopie pour ses sécrétions génitales, paraissent soudain «indéfendables». La question des ressources ne se posait pas. Voici qu’une fleur comme la vanille se révèle fragile, dépendante de la main humaine pour sa reproduction, si sa forme sauvage s’éteint. Les bois odorant disparaissent avec les forêts. Une substance aussi connue, fiable, indispensable que le santal pourrait venir à manquer.
Le World Conservation Monitoring Center de Cambridge en Angleterre, range le santal dans la liste rouge des arbres en danger. A Timor, d’où il vient, c’était un objet de prestige, protégé par les Dawans qui pratiquent l’agriculture tournante sur brûlis, en un cycle de six ans. Le gouvernement a trouvé bon de s’attribuer les profits du santal, qu’il achète à bas prix. Depuis lors, les Dawans, lorsqu’ils défrichent, préfèrent couper les jeunes santal, qui font de l’ombre à leur jardin, que d’attendre pour les vendre adultes trois fois rien.
L’Inde, mère des parfums, a accueilli le santal sur son rivage depuis des millénaires. L’arbre s’est propagé, semé par les oiseaux qui raffolent des fruits. C’est un semi- parasite, qui exige pour germer de planter ses racines dans la souche d’un autre végétal. Il est peu cultivé, car seul le bois de cœur âgé émet l’odeur, et fournit l’huile essentielle suave, très tenace, de valeur.
L’Australie fournit un santal de moins bonne qualité. La production indienne serait de 1800 t., largement réduite en sciure pour enrober les bâtonnets odorants qui brûlent tous les jours devant les autels. De 1980 à 1990 les prix ont été multipliés par dix, au point que seuls les morts très riches de la classe politique indienne sont partis en fumée sur des bûchers de santal. L’exportation du bois odorant est interdite, sauf sous forme de bibelots. La parfumerie mondiale absorbe 200 t. d’huile de santal, peut être trois fois plus, les chiffres restent flous. On ne sait quel est le principal client, de la France ou des émirats. Tout bois de santal sur pied en Inde, serait-il planté dans un temple, appartient à l’ état local mais la contrebande bat son plein. Professeur de botanique à l’université de Delhi, Mohan Ram s’inquiète moins pour l’arbre, décrit sur trois cent espèces hôtes, que de l’illégalité que génère les monopoles, : lorsqu’on l’on dépossède les gens de leurs ressources biologiques, ils les exploitent à mort. Cependant l’état de Tamil nadu a choisi la société française d’Argeville, comme distributeur exclusif mondial d’essence de santal, espérant ainsi redresser la situation.
Le dr. Braja Mookherjee né en Inde, fait partie des rares personnes qui à vue de nez, en présence d’une odeur nouvelle, en citent les composants. Impressionnant. Le genre d’analystes qui suivent les botanistes en expédition. En voyage il emporte un head space : ampoule de verre munie d’une pompe pour recueillir toute l’odeur d’une fleur, sans même la couper. Le gaz s’accumule par couches dans une mèche au sein d’un minuscule tube clos. Au labo, le chromatographe en phase gazeuse et le spectromètre de masse dérouleront dans l’ordre l’identité des constituants. Ils étaient peut être quatre vingt dix. Il en choisit quinze, et voilà une nouvelle note dans la gamme des odeurs.
Mookhergie travaille pour IFF, le géant américain. Il me parle au téléphone depuis son bureau sur la côte est. La conversation roule sur l’autel chez lui, at home, où il brûle des parfums rituels. Faute d’agar, ce bois d’aigle odorant aujourd’hui introuvable, qui a donné leur nom aux bâtonnets d’encens indiens agarbatti, il en a reconstitué une copie exclusive, qu’IFF ne vend pas. Il remplace le bois de rose par le linalol pur qu’il contient. Quant au santal «not a problem», ce n’est pas un problème «il existe la sandalose, un produit Givaudan excellent !» Très généreux à lui de vanter de vanter la concurrence. Avaait-il remarqué que ces arbres étaient menacés ? « Je n’y peux rien ! » La copie synthétique le satisfait donc? «On ne dit plus synthétique, c’est out, mais nature identical, identique à la nature. Grâce aux head space, on revient aux matériaux naturels. Il y en aura toujours, en parfumerie. Ils ajoutent de la finesse. L’eau de toilette CK1 contient de l’huile de bergamote véritable ! Un parfum coûteux aujourd’hui est encore naturel à 5% ou 10% ! »
Le lendemain, à Grasse, au laboratoire Monique Rémy (LMR) je marche dans ses pas car Mookhergie il y a quinze jours, a visité les lieux, reniflé toutes les odeurs. Ça valait le détour. Il y en a des centaines. Monique Rémy, chimiste de formation, les collectionne, passe pour une «fanatique du naturel» et ça lui réussit. La maison visiblement prospère. Je découvre l’osmanthe, livré en pots de porcelaine du fond de la Chine, qui fleure l’abricot. Je plonge mon nez dans la squalose, dérivée de l’ambre gris, seul produit animal innocent. Le cachalot le porte dans son ventre, où il pue, il ne sentira bon qu’après avoir flotté libre au soleil. Sa récolte ne menace le cétacé en rien. Depuis certain reportage de Thalassa sur cette matière fascinante, on a reçu ici beaucoup de morceaux flottés de goudron. Voici le narcisse, fleur à la mode, que l’on cueille et traite en Lozère, un patchouli parfait, sans lourdeur, obtenu par distillation moléculaire, la cardamome, la myrrhe orientale, et le bourgeon de cassis que LMR a lancé chez les agriculteurs en Bourgogne et vend aux parfumeurs… elle dépose chaque odeur, pour que je l’emporte, sur une mince touche de carton.
Trois jours plus tard, à Zurich, plongée dans un monde virtuel. Botaniste accompli Roman Kaiser explore pour Givaudan Roure la canopée des forêts tropicales à la recherche de fleurs perchées si haut que leur parfum reste inconnu. Il les cueille à l’aube, dans une nacelle suspendue à un dirigeable, avant que le vent ne se lève sur la forêt. Entre toutes les senteurs, il préfère celles des orchidées, dont la reconstitution par ses soins, au head space entre dans plusieurs parfums contemporains. Il voit l’imitation comme une quête jamais aboutie. Il voyage immobile, devant un album de photos. Sur une page, la garrigue, des buissons au soleil, gros plan sur une écorce de pin, «j’ai cherché longtemps ce que j’aimais dans cette atmosphère, je crois avoir trouvé, sentez» il débouche un petit flacon, pose une goutte sur une touche : «résine de pin vieillie.» c’est exactement ça… Quelques pages plus loin, je respire les embruns, sur les récifs, une île du Japon, dont des algues exhalent un parfum particulier. Et puis une pièce d’eau en Amazonie, un philodendron à l’odeur fraîche, ensorcelante, découvert par hasard, en coupant une racine aérienne, dont la section présentait un joli dessin; il en a fait sécher des petits morceaux, les tire d’une boîte m’en offre un. Plus fou encore, brise d’Hoëdic, un îlot en Bretagne, des millions d’œillets rose vif devant la mer bleue. En écrivant ces lignes, je les vois en esprit, très nettement, mais la bouffée de fleurs et de mer s’est enfuie de la touche de carton. Tandis que la goutte de véritable extrait de bourgeon de cassis offerte à Grasse sent encore la campagne, un mois plus tard.
Marie-Paule Nougaret
( Géo 2001)