C’étaient des secrets de famille ou de village : quelqu’un dans l’entourage savait les herbes qui guérissent. Un folklore rural, des usages domestiques, souvent gratuits. La ville regardait ça de très haut. La situation s’est complètement retournée : de 1980 à 1990 le commerce des plantes médicinales a doublé en Europe. On parle de « renaissance herbale », d’un secteur florissant. Il n’est plus de shampoing sans camomille, de pharmacie sans gellules, de grande surface sans infusettes « douceur du soir », « ciao » et « bonne nuit ». En Allemagne la demande vient des jeunes. En Espagne, vingt sociétés se sont fondées en 1997, pour vendre des huiles essentielles en UE (Union Européenne). On considère l’UE comme le marché « le plus avancé » pour ces produits, entendez par là solvable et avide.
La plaque tournante de ce commerce est l’Allemagne. Pour des raisons historiques, il passe par les villes du nord. Pour des raisons écologiques, le pays ne peut produire nombre de plantes et les importe : 28 660 tonnes en 1996 (la France importait 15 244 t). L’Allemagne consomme les deux tiers de ses importations et réexporte le reste vers de riches contrées : Angleterre, Hollande, France, Italie…
Les plantes, en revanche, arrivent de zones de bas salaires et populations marginalisées : l’Inde, la Bulgarie, la Pologne, le Soudan, le Chili, la Hongrie, l’Albanie… 70 à 90% sont cueillies sauvages, sauf en Hongrie, qui cultive par tradition. Mais en Espagne l’arnica est récolté par les Gitans et Portugais. En France, récemment, les cueillettes avaient lieu en Auvergne et touchent désormais les Alpes, le Jura et les Pyrénées.
Soudain, en 1992, la production bulgare chute de deux tiers. Le système centralisé de récolte s’effondre, remplacé par 40 sociétés incontrôlables. Les botanistes s’inquiètent. En Ukraine, dit la rumeur, des fermes collectives de mille personnes qui produisaient uniquement des médicinales selon le Plan, se trouvent à l’abandon. Des foules montent dans les Carpates, ratiboiser ce qui pousse dans les pays voisins. 150 plantes communes y seraient en danger, dont, en Hongrie, le millepertuis Hypericum perforatum – la grande plante à la mode des années 90, un antidépresseur. L’herbe par excellence, par tradition, des guérisseurs.
En 1994, l’antenne allemande de Traffic, qui surveille le commerce des espèces fragiles, demande à Dagmar Lange un rapport sur les plantes médicinales et aromatiques en Europe. En bonne logique, la botaniste y inclura la Turquie. Le pays jouit d’une flore très riche, merveilleuse, parce qu’elle s’est réfugiée au sud pendant les glaciations sans rencontrer de mer.
Des mécanismes de contrôle existent, rappelle Lange dans son rapport, en 1998. Par exemple la Convention CITES. 47 plantes médicinales d’Europe figuraient en 98 à l’annexe 2 de la CITES : commerce permis mais surveillé (déclaration en douane). C’étaient toutes des bulbeuses, surtout les orchidées, bases du salep turc (boisson et sorbet). A l’annexe 2 de même, 82 médicinales exotiques. Et deux plantes de la médecine chinoise se trouvaient, elles, à l’annexe 1 (avec l’ivoire) : commerce interdit.
Seulement, la Convention n’engage que certains pays. En Europe, l’Albanie, la Bosnie, la Croatie, l’Irlande, l’Islande, la Macédoine, la Moldavie, la Slovénie, l’Ukraine et la Yougoslavie ne l’avaient pas signée. De plus les protections arrivent toujours trop tard : lorsque les populations végétales rétrécies ont perdu leur diversité chimique si précieuse en médecine. L’étude indiquait donc les espèces d’Europe les plus vendues, à surveiller : adonis de printemps, raisin d’ours, arnica, lichen d’Islande, drosera, gentiane jaune, réglisse, gypsophile, trèfle d’eau, orchidées, pivoines, primevère, fragon, sideritis, thyms & origans.
On voit que, sur la liste, médicinal et alimentaire se recoupent, le même végétal jouant divers rôles : 7 millions d’Allemands absorbent de l’ail en gellules, selon Lange. On voit aussi surtoutndes plantes qui ne sont pas d’usage familial, à l’exception du thym, de l’origan et du sideritis, tisane populaire en Espagne et Turquie. La liste ne cite pas le millepertuis, facile à cultiver. Il s’agit seulement d’espèces surexploitées.
Par exemple, le thym. En Espagne, on l’arrache, au rythme de 75 millions de souches par an, pour exporter aux Etats-Unis, en France etc. Deux thyms d’Andalousie sont protégés; des cultures biologiques existent à Murcie et Alicante, les Andalous affirment qu’il n’y a pas de danger. Mais se demandait Lange, combien de temps cela peut-il durer devant l’avancée du désert ?
A l’autre bout de l’Europe, même scenario, la Turquie est pelée. Première exportation médicinale du pays : l’origan et la marjolaine Orignanum marjorara, toutes espèces mélées -c’est bien là le problème. L’origan tapissant, O minutiflorum va y passer, entre autres raretés. Tout ça pour d’horribles pizzas chimiques ! Ca les herbes biologiques destinées à l’UE, sont, elles, tojours cueillies de façon durable selon les règlements CEE 2092-91 et 1935-9. N’empêche. On devrait indiquer la provenance sur les sachets; ça éviterait des soupçons.
Pour les plantes inconnues dans nos jardins, c’est plus grave. L’adonis de printemps Adonis vernalis figure depuis peu à l’annexe 2 de la CITES. La fleur dorée des steppes synthétise des médicaments pour le cœur. Le marché est énorme et cependant elle disparaît. Eteinte en Italie et Hollande, protégée en France et en UE, puis en Bulgarie et en Ukraine, elle provient de Russie qui en employait 180 t par an et en récolte 100 t. à peine. La Roumanie en a vendu 10 t à la France en I997. Les dernières récoltes se déroulent sur les Causses (avec autorisation). Les laboratoires exigent la plante entière. Le Conservatoire National des Plantes Médicinales et Aromatiques de Milly la Forêt, près de Paris, la multiplie dans l’espoir d’en propager la culture.
Car les plantes magiques savent prendre à leur service les humains. C’est l’autre phase de la fascination, de la contemplation au jardinage. La vogue des jardins a secouru la pivoine officinale, espèce de toute beauté. En 1972, le botaniste Pierre Lieutaghi craignait à juste titre qu’on la perde. On dévastait les forêts de Provence pour les racines de cette fleur, qui contiennent des principes actifs sur le système nerveux. Aujourd’hui, l’amateur achète Paeonia officinalis en pépinière et peut même la vendre pourvu qu’il prouve son origine cultivée. On l’admire dans les jardins, très peu dans les clairière. La pivoine n’en est pas sauvée.
Quant à en produire pour la pharmacie… c’est comme pour l’adonis, explique Bernard Pasquier, de Milly la forêt. «On peut la cultiver. Mais les conditions sont-elles réunies pour que les agriculteurs s’y retrouvent ? Les laboratoires sont ils prêts à payer davantage, parce que c’est une plante cultivée ?» Ce ne serait que justice, car ces cultures sont difficiles, et ces plantes inestimables. Mais à un moment donné règne le marché.
Nous vivons dans un monde destructeur, qui récolte les pieds de fragon à la machine dans les Landes en retournant le sol. Qui peigne les myrtilles des Pyrénées en enlevant toutes les feuilles pour ne laisser que des squelettes. Un monde inconstant, où, une année, les ventes de millepertuis sont multipliées par cent aux Etats Unis; la suivante on lui trouve des contre indications, et les cultivateurs anglais ne peuvent vendre leur récolte. Un monde où les médicinales voyagent en quantité vers l’Europe pour les trois médecines : chinoise, ayurvédique, occidentale. Où un Prunus du Cameroun disparaît pour avoir soigné les prostates des Blancs.
Mais c’est aussi un monde où le syndicat SIMPLES engage les cueilleurs à respecter les stations végétales. Un monde où la Hongrie a monté un système exemplaire de culture et d’étude des plantes curatives depuis 1920. Où la pharmacopée allemande adopte Arnica Chanissonis, cultivable, pour sauver A. montana. Où le Conservatoire de Milly la cultive et fournit 500 médicinales en biologie, dont 30 à 40 menacées. Et ce monde se trouve entre nos mains.
MP Nougaret
Plantes médicinales menacées par le commerce en Europe en 2002, selon Traffic Allemagne :
Adonis vernalis,* Arnica montana, Arxtoxtaphylos uva-ursi, Drosera spp., Gnetiana lutea, Harpagohytrum procumbens, Menyanthes trifoliata, Nardostachys grandiflorus, Primula eliator et P veris, Prunus africana*, Ruscus aculeatus, Saussurea costus**.
* à l’annexe I de la CITES : commerce permis contrôlé
**à l’annexe II de la CITES : commerce interdit ; il s’agit d’une espèce de Chine.
La ruée sur les gènes
L’industrie chimique a longtemps rêvé d’imiter la société Elli Lilly, qui a gagné des milliards avec la pervenche de Madagascar Catharantus roseus, cultivée en masse au Texas et aux Antilles. On en tire 9 anti-tumoraux, qui ont multiplié par quatre les chances de guérison de la maladie de Hodking (leucémie infantile). Que la même pervenche ait disparu avec sa forêt d’origine, ne dérange pas beaucoup; ni qu’on l’ait étudiée sur l’avis d’un sorcier malgache.
La grande industrie voudrait maintenant se débarrasser de l’agriculture, qui coûte trop, pour faire travailler les bactéries. C’est possible, en théorie, en transplantent les gènes d’une plante dans des cultures de cellules bactériennes, qui produiront les médicaments.
Ainsi l’UE va attribuer le brevet EP 576483 à la multinationale Syngenta. L’exclusivité porte sur certains gènes de l’espèce Mirabilis jalapa et ses dérivés, employés depuis toujours au Pérou contre les mycoses – un fléau mondial. Le brevet rapportera une fortune et empêchera les communautés péruviennes de nous vendre des crèmes au jalapa. L’UE est tenue par les accords de Marrakech en 94, qui instituent les brevets sur les « parties » de plantes : les gènes.
Mais les pays du sud récusent de tels brevets. On le verra encore à Johannesburg. De plus ils exigent la propriété de leurs savoirs traditionnels. L’Inde a pris la tête de la révolte au nom d’une science de 3000 ans. Indienne, Vandana Shiva répète que les transferts de gènes favorisent les extinctions. Quand on fabrique un médicament à partir d gènes de plante dans des bactéries, si la plante a disparu, c’est encore mieux : plus besoin de brevet, toute concurrence se trouve éliminée.
La conservation de la biodiversité relèverait certes de l’intérêt bien compris de l’industrie, mais elle n’a pas le temps d’y penser Aux peuples d’y veiller. MPN
Sur le même sujet La vie parmi les végétaux (3) et
D’après The Ecologist (juin 2002) et Ethique et agro industrie de Vandana Shiva (Femmes et changement, 44 rue Montcalm Paris 75018) et Gene from the wild (Earthscan).
Conservatoire national des plantes médicinales et aromatiques industrielles, route de Nemours, 91490 Milly la forêt, 0164988377
– Pierre Lieutaghi, L’environnement végétal, 1972, Delachaux & Niestlé.
-Europe’s medicinal and aromatic plants, their use, trade and conservation, Dagmar Lange, Traffic & WWF , chez :
Traffic Europe, Waterloosteenweg 608, 1050 Bruxelles, Belgique,
tel (32) 2 343 82 58 fax (32) 2 343 25 65
-SIMPLES Syndicat Intermassif pour la Production et L’Economie des Simples, « Florence », 81470 Mouzens
Marie-Paule Nougaret pour Nature et Progrès 2003
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